Je suis assise sur une chaise inconfortable, devant une table bancale et face à un tableau qui devrait être noir mais qui ne l’est pas. Je suis en cours de math et j’essaye désespérément de répondre aux questions de la feuille d’exercice qui vient de nous être distribuée. Mais rien à faire, je ne parvenais pas à rester concentrée plus de quelques secondes. Tellement de choses me trottait dans la tête, en particulier le mariage de ma grande sœur. Non pas que cet évènement me dérange mais je suis inquiète pour Solyne. Nous avons vécu tellement de choses ensemble, et j’ai si peur qu’elle souffre de nouveau.

La sonnerie annonçant la fin des cours vient de retentir. Sans attendre plus longtemps, je range mes affaires et sort en trombe. Je n’ai aucune envie de parler à qui que ce soit. Tout ce que je désire c’est de rentrer chez moi et de regarder un bon film pour me changer les idées. Mais alors que je suis devant le lycée, prête à prendre le premier bus qui passe, je croise le regard de l’une des personnes avec qui j’ai le moins envie de parler en ce moment … Christian, le futur marié.

Je m’arrête de marcher aussitôt et me demande ce qu’il peut bien faire ici. Mais la réponse est évidente, surtout qu’il marche désormais en ma direction. Je retiens un soupir. Non, ce n’était pas le moment. Mais si on va dans mon sens, ce ne serait jamais le bon moment pour parler avec lui. Pourtant, il en avait décidé autrement. Ce n’est pas une mauvaise chose, surtout que je n’aurais jamais fait le premier pas. Je n’en aurais jamais eu l’idée non plus.
En tout cas, le voilà devant moi. Nous sommes au milieu d’une foule de lycéens alors que nous pourrions être loin l’un de l’autre … Jusqu’au mariage du moins.

« Hey salut … Dis, est-ce que je te dérange, ou on pourrait aller parler un peu ? »

Il garde une certaine réserve en me parlant. Et je meurs d’envie de l’envoyer promener, seulement je risque d’en entendre parler pendant des mois, voire des années si je le fais. Solyne ne me pardonnerait jamais de ne pas laisser sa chance à celui qu’elle souhaite épouser. Alors je fais l’effort de sourire est de lui répondre le plus gentiment possible.

« Salut … Bien sûr que l’on peut parler. »

Je n’aime pas mentir, c’est pour cela que j’évite avec soin de lui dire qu’il ne me dérange pas du tout et que je suis ravie de le voir. Je jette un regard autour de moi avant de lui demander où il souhaite aller. Après tout, rester devant le lycée pour avoir une conversation privée n’est pas la meilleure chose.

Je le sens un peu mal à l’aise. C’est de ma faute, je le sais très bien. Mais ce n’est pas pour autant que je vais changer d’attitude. Au fond, moi aussi je le suis. Ce mariage me rend terriblement nerveuse alors qu’il n’y a pas de quoi se ronger le sang. C’est celui de Solyne, pas le mien. J’ai tellement peur de la perdre, ou bien de la voir souffrir. Je sais très bien qu’elle est heureuse avec Christian, peut-être que c’est celui qui aidera à avancer dans la vie sans plus jamais regarder vers le passé. Dans ce cas-là, que vais-je devenir pour ma sœur ? Va-t-elle m’oublier ?
Mon futur beau-frère m’imite en regardant autour de nous. Finalement, toujours l’air gêné mais avec ce petit sourire en coin, il me dit :

« Hum … Il y aurait moyen d’aller ailleurs ? T’en fais pas, je n’ai pas l’intention de t’enlever, je pensais plutôt te payer une glace, ou un truc comme ça, si tu le veux bien. »

J’ai envie de rire, mais je me retiens par politesse. Au moins, il essaye de faire un effort alors qu’il n’y est pas du tout obligé. Je vais donc redoubler d’effort pour essayer de lui faciliter la tâche. Je ne compte pas pour autant lui donner mon entière confiance dès maintenant.

« Oui, d’accord. »

Je lui offre un nouveau sourire avant de commencer à avancer. Finalement je lui demande, toujours avec le même sourire un peu forcé :

« Et où va-t-on exactement pour manger cette glace ? »

À peine ais-je posé ma question que le fiancé de ma grande sœur me réponds que l’on pourrait aller à pied jusqu’au centre-ville. Apparemment il connait quelques endroits sympathiques et surtout, il semble ne pas vouloir me contraindre à passer du temps avec lui dans un lieu que je ne souhaite pas être. Finalement, il est plutôt gentil et intentionné … Je comprends mieux pourquoi Solyne veut absolument devenir sa femme. Mais si il pense que je vais me laisser prendre au piège.

« D’accord, alors allons-y. »

J’attrape les lunettes de soleil qui sont dans mon sac et traverse la rue, en compagnie de Christian. Je marche en silence, ne sachant trop quoi lui dire. C’est l’inconvénient quand on n’est pas en très bon terme avec quelqu’un. Et c’est bien pire quand cette personne fait, ou fera partit de la famille.

Nous marchons. Et ce silence … Ce silence et si lourd à porter. Aussi lourd que la chaleur à vrai dire. Je devrais être chez moi à cette heure-là. Bien au frais, devant la télé ou l’ordinateur. Ou bien au téléphone avec une amie. Ce matin, en me levant, je ne pensais pas que j’allais passer la fin de ma journée avec l’homme que je supporte le moins sur cette terre. Je n’exagère pas. Peut-être que je le juge beaucoup mais ça ne changera pas de si tôt.
Actuellement, tout ce que je veux c’est mettre mes écouteurs et me plonger dans l’univers utopique de la magie. Mais ce serait un comportement totalement déplacé. Alors je cherche désespérément un sujet pour faire passer le temps. On avance toujours, et moi je me creuse la tête. Par chance, au moment où je perds espoir, Christian prend la parole.

« J’ai cru bon qu’on se parle avant … Vendredi prochain … »

Je m’arrête net et me tourne vers lui aussi sec. Il n’a rien compris celui-ci ! Je le hais, c’est officiel. Voilà pourquoi il est là. Il veut s’assurer que je ne ferais aucun scandale le jour j ! Je n’ai même pas envie de lui répondre. Et même sous le feu de la colère, je sais que la moindre pique que je meurs d’envie de lui lancer risque de se retourner contre moi par la suite.
Toujours folle de rage, avec cette envie de hurler qui ne me quitte pas, je me remets en marche en l’ignorant complétement. Mon pas est rapide. En fait, je ne sais pas si je marche ou si je cours. En tout cas, je suis déjà arrivée à la rue principale, légèrement essoufflée. Des larmes me montent aux yeux. La seule chose à laquelle je pense, c’est ma sœur. Je vais la perdre … Je ne supporte pas ça. Elle n’a pas le droit de me laisser.
À côté de l’endroit où je me suis arrêtée, il y a un petit café qui fait sûrement les meilleurs smoothies de la ville. Je m’approche du comptoir, me ressaisis et en commande un à la banane et à la fraise avec une base d’orange. Je m’installe à une table en terrasse, seule. Je suis sûre qu’il ne me cherche pas. En fait, je l’espère plus qu’autre chose.

Je suis fatiguée. Une larme m’échappe. Une petite perle humide qui roule sur ma joue avant de venir s’écraser sur ma cuisse. Une seconde essaye de glisser sur mon autre joue. Du revers de la main, je l’en empêche. Je n’ai jamais été si heureuse de porter des lunettes de soleil. C’est idéal pour masquer la tristesse qui essaye de s’échapper de mes yeux. Solyne … Elle va me laisser. Elle va m’abandonner. Cette réalité s’impose à moi et je ne suis pas assez forte pour luter. J’ai envie de me renfermer sur moi-même, comme une huitre.

« Il va me l’enlever … Elle va m’oublier … Je serais seule … »

Ce sont les seules paroles cohérentes que je murmure. Mon regard est vide. Je le sais parce que je ne vois rien. J’ai mal à la mâchoire à force de grincer des dents. Je vais perdre la dernière chose qu’il me reste. L’unique chose qui a encore de l’importance à mes yeux.
J’essaye de me reprendre. Je sirote mon smoothie, je me redresse un peu. Un mouvement attire mon regard. Et lorsque je lève la tête pour voir qui s’est approché assez prêt de ma table pour attirer mon attention, je suis relativement déçue. Qu’est-ce qu’il me veut encore ? Ça ne lui suffit pas de m’enlever ma sœur et de me le rappeler ? Si il pense que je vais m’excuser …

« Écoute, je suis désolé si j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas … On peut recommencer ? Je peux m’asseoir ?
▬ Je m’en fiche de tes excuses ! Je te laisserais pas l’emmener ! »

C’est à peine si je m’entends hurler. Ma réaction n’est pas celle souhaitée, elle est peut-être un peu exagérée aussi. Je fais sans doute penser à une gamine qui pique une crise pour rien. Sauf que l’enfant que je suis actuellement a ses raisons. Et je ne laisserais pas tomber sans me battre.